C’est dérangeant cette dualité, ces sentiments
contradictoires que l’on ressent en soi, et qui composent nos journées. Ces
mouvements sinusoïdaux, ces va-et-vient entre l’obligation de s’atteler à
l’achèvement de nos tâches professionnelles et l’irrépressible envie de se
sentir détacher de ces/ses contraintes afin de se permettre de réaliser des
choses plus utiles pour la société, pour le bien commun. Ce constat est appuyé
par le fait que j’estime mon métier, tout du moins dans son format précédent,
comme étant inutile pour le plus grand nombre, mais m’apportant simplement à la
fois un grand confort de vie ainsi qu’un exercice intellectuel certes basique,
mais qui a au moins le mérite d’exister. La polarité qui en découle m’empêche
d’avancer, de prendre des décisions, car je suis invariablement tiraillé par
ces deux domaines que tout oppose ou presque. A moins que nous ne trouvions
finalement le moyen de concilier les deux, accordant tantôt à l’une, tantôt à l’autre
de ces deux factions un effort égal mais parfaitement délimité, de manière à
rendre possible sa progression personnelle et se débarrasser de cette très
désagréable impression de faire du surplace, de rester dans une zone de non
choix permanant, il sera à un moment donné nécessaire de prendre soit l’un,
soit l’autre des embranchements qui se présentent. Mais comment rapprocher ces
deux pôles sans trahir les idéaux de l’un par les objectifs de l’autre ?
De quelle manière peut-on se permettre de travailler pour le sens commun sans en
dévoyer ses principes tout en poursuivant son activité professionnelle, qui dans
mon cas se révèle profondément concurrentielle et qui oblige à un narcissisme
débridé, centrée sur sa progression personnelle au dépend de celle des autres
et donc en contradiction avec l’envie de partage et d’évolution symbiotique?
Partant de là, plusieurs chemins sont donc ouverts, qui permettront
peut-être d’éviter de tomber dans une certaine forme de schizophrénie. La plus
facile, de prime abord, c’est faire le choix de la continuité et poursuivre la
route que nous avons commencé à tracer : il suffit de suivre le sillon.
Mais est-ce que finalement, en poursuivant le creusement de cette tranchée ce
n’est pas pour finir par s’enterrer des regrets de la volonté non
accomplie ? Le risque c’est justement d’avoir choisi la facilité et de
finir par se dire que nous n’avons pas osé exercer notre volonté en tentant le
grand virage, ou tout du moins en y appréhendant son entrée. A partir de
là, la porte est ouverte à une certaine catégorie de jugements que l’on porte
sur soi, dont l’une de celle qui me terrifie le plus à savoir, la
dépréciation de sa propre personne induite par le sentiment de faiblesse dans
l’application de nos résolutions. Afin d’éviter cet écueil, il va falloir se
consacrer corps et âme à l’accomplissement des objectifs que suscite ce choix
et occulter les velléités que nous avions d’entreprendre des démarches ayant un
plus grand but social. Cela permettra une certaine forme d’autosatisfaction et
la sortie de l’ornière dans laquelle nous nous trouvons. Mais est-ce qu’en
faisant ça ce n’est pas renier une partie de soi ?
Le choix le plus dangereux, ce sera de s’engager
complètement sur l’autre voie et d’écouter ce que nous dicte notre volonté.
Etre capable de faire fi de son environnement actuel, reconstruire le contexte
dans lequel on évolue, évaluer toutes les dépendances afin d’écarter celles qui
sont futiles de celles plus importantes, comme nos relations sociales (amis,
famille) et nos habitudes de vie (mode de consommation, organisation des
journées) avec lesquelles il va falloir composer et trouver des compromis. Ce
changement de paradigme provoquera une perte de repère partielle, nécessitant
un temps d’adaptation que nous ferons subir à notre entourage et à nous-même et
qui, si l’on ne prend pas garde, pourra nous faire renoncer à notre entreprise
et dévaloriser un peu plus encore l’image que l’on se fait de soi, débouchant
sur un terrible constat d’échec dont il sera difficile de se relever, sauf à
avoir tout tenté et être capable de faire le bilan de nos erreurs pour au
final, en sortir grandi. Sommes-nous prêt à prendre ce risque ainsi que tous
les engagements affiliés ?
Enfin, l’alternative, à la fois sécurisante et épanouissante
de prime abord, consiste à mener de front à la fois les nécessités de notre
emploi actuel et la poursuite de la construction de cet autre moi sur le temps
qu’il restera de disponible une fois la première partie de son contrat remplie.
L’erreur serait de rester dans le ventre mou de l’indécision, cet état léthargique
dans lequel on se trouve en ce moment, et finalement ne rien changer à la
situation. Pour réussir, il faudra s’astreindre à une liste d’objectifs
clairement définie et au suivi de l’état d’avancement de ces derniers. L’essentiel
dans cette situation, c’est de voir que l’on progresse, peu importe la
direction dans un premier temps. L’exigence de l’orientation naîtra quand on se
sera rassuré sur notre capacité à exercer notre volonté. L’accomplissement de
cette vision est celle qui prendra le plus de temps et le plus d’énergie :
serait-elle réalisable ?
Met apparu alors une quatrième solution : la
conciliation des deux, à savoir, poursuivre son activité professionnelle tout
en collant le plus possible à ses convictions personnelles et partager ce
résultat avec d’autres. Nous ne sommes donc plus dans le choix de l’une ou de l’autre,
ni dans le partage de l’exercice de sa volonté afin de progresser dans les deux
domaines en parallèle, mais dans l’accommodement, dans l’harmonisation de deux parties
de notre vie finalement pas si antagonistes que cela, pour peine que nous
prenions le temps de les faire s’accorder jusqu’à un certain point. Reste à
arranger les contours, prendre sur soi concernant les éléments contre lesquels
nous ne pouvons pas lutter pour le moment. C’est dans ce but que nous avons
décidé de créer une SCOP.
"Derrière tous mes livres et tous mes exposés, il y a une préoccupation métaphysique qui est évidente. Je n'ai pas cessé de croire, et je croirai de plus en plus - maintenant que je suis vieux - qu'aucune modification structurelle de la Cité n'est suffisante. Cette modification est indispensable; mais on aura beau établir une Cité humaine où l'exploitation sera sinon effacée du moins considérablement diminuée, on aura beau établir un régime fiscal plus juste, on aura beau resserrer la hiérarchie des salaires, on n'obtiendra rien s'il n'y a pas une modification profonde du regard jeté par les hommes sur le monde et sur la vie. Le malheur restera au fond de l'individu humain si cet individu n'a pas une vue du monde qui lui permette de dépasser le désespoir." Henri Guillemin
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire